Shakespeare et les penseurs du cinéma français des années 1920

                                                                                      François Amy de la Bretèque

1   Mon objet ne sera pas la présence de Shakespeare à l’écran, mais dans les écrits de gens de cinéma et dans les écrits sur le cinéma à une période cruciale du cinéma français, la fin des années 1920. La sortie difficile de la première guerre mondiale et le sentiment de plus en plus pressant que les jours du cinéma muet sont comptés, que le parlant va inéluctablement arriver, ont provoqué un déferlement de littérature que le cinéma français n’a connu qu’à quelques rares époques.

 

1. Avant la guerre : un répertoire de scénarios

2   Au temps du Film d’Art, dans les années 1910, Shakespeare fait partie du stock des auteurs dans lesquels on puise au même titre que d’autres auteurs patrimoniaux [1].

3   Il n’est pas très intéressant pour mon propos de revenir sur cette production, d’autant que j’ai apporté au cours de l’un des premiers colloques « Shakespeare on Screen in Francophonia » une petite contribution à son étude. Il suffit de relever que le théâtre shakespearien apparaissait comme une référence dans cette entreprise dont l’objet était avant tout de rehausser le niveau des films et de leurs scénarios afin de fixer dans les salles le public bourgeois des centres-villes, « en alternance – écrit Lherminier – avec des sujets historiques qui se situent dans le même climat », comme Élisabeth d’Angleterre (1913), film Éclipse avec Sarah Bernhardt. Des réalisateurs comme Henri Desfontaines à Éclipse, André Calmettes au Film d’Art surtout, ont été les principaux contributeurs à cette mini-production. Ils ont, peut-on craindre rétrospectivement, installé l’idée d’un théâtre filmé académique et poussiéreux.

4   Néanmoins, dans les textes du début des années 1910, la référence shakespearienne joue un autre rôle, prospectif ou même prophétique. Une référence qui reste souvent vague, comme un argument d’autorité. On cite toujours un texte fameux d’Abel Gance : « le cinéma, un sixième art » [2], dans lequel le futur auteur de La Roue affirme que « le cinéma attend son classique comme la tragédie en France au temps de Hardy attendait son Corneille, veut son classique, en un mot » [3]. Shakespeare apparaît plus bas dans un éloge des possibilités visuelles du « sixième art » en particulier grâce au gros plan, assez nouveau encore en 1912. « Au cinématographe les rides, les larmes, sont tellement près du spectateur qu’il est impossible de ne pas être ému ; ne peut-on pas, sur le visage de Juliette mourante, y lire quelques-uns des vers du grand Will… » [4]. Roméo et Juliette érigé en référence suprême de l’émotion ; le gros plan substitut du texte (ne pas se méprendre, Gance ne réclame pas le recours à l’intertitre tiré de la pièce) ; Shakespeare fantasmé comme un premier de cordée à l’égal de Corneille (on retrouvera cette idée en 1924).

 

2. Le premier après-guerre : vers un art purement visuel

5   Dès le milieu des années 1910 et après le conflit, ce cinéma-là souffrit du discrédit général qui s’ensuivit par contrecoup (discrédit pas totalement mérité, mais ceci est un autre débat). On ne veut plus de théâtre filmé, du moins celui de la tradition française : le drame bourgeois et le boulevard. Innombrables sont les textes qui tirent à boulets rouges sur cet héritage, devenu d’un coup désuet à la suite de la découverte du cinéma américain [5]. Shakespeare reste néanmoins en réserve comme un contre-exemple. Il « reprend du service » dans les années 1920. Il change de statut. De sujet possible de scénario (on saluait dans les années 1910 son art de la narration et du drame), il devient un modèle esthétique ou plutôt une source d’inspiration plastique.

6   À tout seigneur tout honneur : commençons par Riciotto Canudo qui est considéré comme le précurseur de la théorie cinématographique en France. Dans le texte fameux, paru en 1919 [6], où il invente l’expression « septième art » qui fera dès lors autorité et où il met en place sa théorie générale des sept arts, Canudo vise à démontrer que le cinéma est l’art total qu’on attendait qui fera la synthèse des arts du mouvement et de ceux de l’espace. L’art muet vise en effet à exprimer par des moyens plastiques sans la médiation des mots ce que les autres arts exprimaient chacun séparément par ses moyens propres. Il a pour vocation de montrer « le déroulement agressif des états d’âme, dans des milieux différents et successifs, qui nous fait penser aux suites de tableaux de Shakespeare, – mais comme une auto lancée sur la route peut nous remémorer le carrosse du roi » [7]. Ce modèle de structure dramatique et psychologique s’est perdu, pense-t-il. Le théâtre contemporain (de 1919) n’en présente qu’un reflet à la fois affaibli et hystérique. Vitesse et fragmentation : on reconnaît les paramètres majeurs du futurisme. Un Shakespeare futuriste, voilà comment le voit ce compatriote de D’Annunzio.

7  Également père de la critique de film, Canudo peut à l’occasion se référer au même modèle. En 1923, il chronique deux films de Griffith, One Exciting Night (1922) et Way Down East (1923). Il regrette que les scènes comiques soient là pour introduire une diversion alors que dans Hamlet par exemple, « le comique était un aperçu amer de la même philosophie » (ce n’est pas mal vu).

8   Une adaptation allemande d’Othello en 1923 suscite un concert de compliments dans la critique française. Canudo y salue une « construction dramatique plus puissante que la reconstitution historique » [8]. Un autre nouveau venu, René Clair, consacre une longue chronique à ce film en mars 1923 [9]. C’est un plaidoyer pour la légitimité des adaptations du théâtre au cinéma (on y revient donc). Elles sont jugées intéressantes si elles sont « parfaitement visuelles » [10]. Il invite à « oublier le texte de Shakespeare » en allant voir le film de Buchowestski « comme vous iriez entendre une symphonie : c’est une symphonie inspirée par le texte de Shakespeare » [11]. « On peut croire que l’auteur, pénétré de l’esprit du texte, a fermé le livre et a pensé uniquement aux images qu’il évoquait » [12]. Ainsi le monologue de Iago est rendu par le mouvement de l’image. Deuxième modèle que le théâtre shakespearien est censé fournir : une dramaturgie purement visuelle. Curieux paradoxe : c’est au moment de l’apogée du muet que le théâtre élisabéthain triomphe chez les théoriciens français du cinéma.

9   En 1923, Abel Gance publie un autre texte dont le titre est demeuré fameux : « Le Cinéma, c’est la musique de la lumière » [13]. « [J]e ne lui sais rien de comparable. Eschyle, Shakespeare, Dante ou Wagner s’en fussent servis, obéissant ainsi au précepte d’Horace : « Ce qu’on expose à la vue touche bien plus que ce qu’on apprend par un récit » ou à celui d’Oscar Wilde : « L’Art est la conversion d’une idée en une image » » [14]. Le déluge des références de prestige se poursuit. « L’art est en vrac sur les pellicules vierges, comme il ne s’est jamais trouvé dans les carrières de Paros ou sur les toiles des peintres. Scrutez : Beethoven n’est plus seul ; il est là plus fort de Rembrandt, et plus fort encore de Shakespeare. Leur ardente trinité travaille en même temps pour que les aveugles et les sourds soient confondus » [15]. Il n’est pas facile de trouver son chemin dans le galimatias gancien, mais il vise un plaidoyer de l’art muet qui suffit à lui seul à combler tous les sens : « Voilà pourquoi je m’efforce de perdre le sens de l’écriture et de la parole ; pour être un des premiers à essayer timidement de me servir du Silence » [16].

10  Le même Gance en 1927 ressert l’idée, formulée en termes encore plus généraux : « Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma, car leurs royaumes seront à la fois mêmes et plus vastes » [17]. Les géants de l’humanité, en somme, auxquels le réalisateur de Napoléon ne craint pas de se comparer implicitement.

 

3. Au long de la décennie : modèle d’art populaire, vers l’art total

11  Le grand organe de presse de la pensée française sur le cinéma est la revue cinéphile [18] par excellence créée par Louis Delluc (mort en 1925), Cinéa (1919-1923), devenue Cinéa-Ciné pour tous (1923-1932), dirigée d’abord par Pierre Henry puis par Jean Tedesco. Les allusions à Shakespeare abondent dans ses colonnes : trente-quatre références réparties sur la décennie.

12  Il y est bien sûr question des adaptations allemandes et américaines (De Mille notamment) projetées en France, mais pas seulement. On prend son cas dans l’histoire du théâtre comme prétexte à divers avis, parfois contradictoires, sur la place du cinéma parmi les arts et son possible développement artistique. On vient de voir la position de Gance publiée dans ce magazine.

13  En janvier 1927, Edmond Épardaud rend compte du film allemand d’Ewald André Dupont, Variétés, qui avait beaucoup frappé, en particulier une séquence de fête foraine où la caméra était « déchaînée ». « [V]oici un exemple de la plus haute éloquence, un exemple qui comprend tout : le vocabulaire d’images, la syntaxe des enchaînements, le rythme, la mélodie, la symphonie, le style […]. Variétés nous démontre d’abord une vérité que certaines formes d’art dramatique, comme celle d’Ibsen, nous avait déjà révélée. Le sujet n’importe que par l’atmosphère psychologique ou lyrique dont on l’entoure ». Et de citer les drames d’Ibsen qui ne seraient qu’anecdotiques si on les réduisait à leur « trame ». Mais, dit-il, n’oublions pas que des films aux « données simples », comme Le Lys brisé (D. W. Griffith, 1919), El Dorado (Marcel L’Herbier, 1921), L’Opinion publique (Charles Chaplin, 1923), « ont engendré les films les plus originaux et les plus audacieux. Dans le cinéma comme dans la littérature et l’ensemble des arts, la forme prédomine souverainement sur la matière. Il n’y a pas loin d’un drame de Shakespeare à un mélo de baraque foraine […]. Entre ceci et cela, il n’y a que la forme, mais la forme c’est la création du génie » [19]. La distinction aristotélicienne de la forme et du fond (la référence est avouée en un autre endroit de l’article) servira pour des décennies d’aliment à la critique française de cinéma. Il est plus intéressant de relever le rapprochement avec les formes d’art les plus populaires, bien dans l’air des années 1920, celles de Parade et des Mariés de la Tour Eiffel. Griffith, L’Herbier, et surtout Chaplin, réalisent cette synthèse idéale.

14  En 1924, un certain Juan Arroy reprend l’idée qu’il manque au cinéma un chef de file [20]. « Le septième Art attend fébrilement son dictateur » [21], écrit-il crânement, affirmation qui sonne curieusement alors que les Chemises Noires ont marché sur Rome peu auparavant… « Il l’appelle impérieusement. Celui-là qui l’aiguillera sur la bonne voie, qui lui donnera son impulsion définitive. Ce frère spirituel de Molière, d’Eschyle et de Shakespeare, ce grand poète, ce grand musicien, ce grand peintre, qui fera table rase de toutes les conventions déjà fortement ancrées, de tous ces petits procédés sans aucune importance. Qui retrouvera le vrai grand style dramatique et lyrique, celui du « cycle Triangle », du « cycle Svenska » [22], de l’âge d’or du cinéma » [23]. Derrière son idéologie un peu suspecte, ce texte révèle que l’on a déjà conscience que le cinéma possède son histoire. On y réhabilite une production de la décennie précédente. On lit entre les lignes une certaine vision de l’histoire de l’art qui avance par révolutions et à l’initiative de grands auteurs. On relève la récurrence de la trilogie Eschyle/Shakespeare/Molière.

15  Elle revient (avec une légère variante) en 1927, sous la plume d’un autre chroniqueur, un certain Jean de Pierrefeu : « Il [le cinéma] aura son Homère, son Shakespeare, son Molière » [24]. Le texte est une réponse à Paul Souday [25] qui avait écrit une diatribe contre Chaplin qui souleva une vaste polémique. Les époques « classiques » sont la référence indiscutable, la visée suprême. Au cinéma se détachent petit à petit deux noms qui donnent lieu à la comparaison shakespearienne, pas trop écrasante pour eux : Gance et Chaplin. Nous allons les retrouver dans la partie qui suit.

 

4. Abel Gance et Charlot se haussent au niveau shakespearien

16  Le mythe de Charlot, né en France pendant la guerre, devient dans les années 1920 le principal vecteur de la promotion de Shakespeare comme grand modèle de référence du cinéma.

17  Louis Delluc, souvent considéré comme le père de la critique française, est le premier promoteur de ce « Charlot shakespearien ». Dans ses Écrits rassemblés, publiés de son vivant ou posthumes, on ne trouve pas moins de dix-huit références à Shakespeare dont trois importantes consacrées à Charlot. Pour lui, avant la dimension métaphysique, c’est d’abord le mélange des tons dans ses films et dans son jeu qui permettent d’en parler.

18  En septembre 1921, dans un très beau texte intitulé « De Footitt à Charlot » [26], Delluc généralise à partir de The Kid qu’on vient de découvrir en France. Le fil de l’article est la profondeur de l’humour anglais et le « pathétique » de Charlot :

L’humour anglais, qui synthétise en une si cruelle grâce l’humanité des êtres de tous les jours, se réalise particulièrement bien au cirque, au music-hall, au cinéma. Spectacle, que de crimes on commet en ton nom ! Spectacle anglais, que de profondeurs sous le schéma violent de tes farces ! [...] On s’étonne certes de deviner que Charlie Chaplin est un pathétique. II est vrai que, à la façon de Footitt, il a ce débordement parodique pour habiller une sorte de romantisme latin, que l’on croit sentimental, qui est plutôt lyrique. Nous venons de voir Le Gosse (The Kid). Chaplin s’y impose comme le Shakespeare du cinéma. Des bouffonneries qui bouleversent, les larmes qui font rire, une fantaisie qui va où elle veut (et nous y allons aussi) et je ne sais quel accent profond et passionné là-dessous, semblable à celui qu’il y eut de temps en temps chez Frédéric Chopin [27].

19  En novembre de la même année, « Charlie Chaplin à Paris » [28] développe un dialogue imaginaire entre « Moi » (Delluc) et « Lui » (Chaplin), prétexte à un monologue de « Moi » puisque « Lui » ne répond que par le silence ! « Moi » évoque l’enfance de Chaplin à Kennington Road et ses premiers partenaires de scène chez Casey [29]. Il ajoute : « Shakespeare et Sir Herbert Tree [30] ont illustré des silhouettes aussi menues » [31], formule un peu énigmatique (on peut l’interpréter comme la part de l’esprit d’enfance chez ces trois créateurs) mais moins que celle qu’on trouve en 1921 dans son « Charlot » : « À toute vapeur. Mais une vapeur pour paravent de laque via Shakespeare » (à chacun d’interpréter).

20  Le deuxième sujet d’admiration de Delluc est William Hart, baptisé en France « Rio Jim », dont toute l’avant-garde, Cocteau par exemple, s’enticha. Cette vedette des pré-westerns de Thomas Ince provoque toute une série de références dans un autre texte fameux, « D’Oreste à Rio Jim » [32], dans lequel Delluc s’extasie sur le lyrisme des galopades dans les plaines poussiéreuses. C’est surtout le théâtre grec antique qui ressuscite pour Delluc. Mais Shakespeare est appelé à la rescousse : Delluc prophétise que le cinéma produira de nouveaux héros, dont Rio Jim est « l’avant-garde des grandes figures prochaines », comme Prométhée, Macbeth ou Parsifal [33]. Avouons que ces rapprochements restent bien vagues. À Thomas Ince, il adresse une « lettre » [34]  enthousiaste où il déclare que « les artistes […] vous aiment […]. Vous bouleversez jusqu’à des femmes du monde [qui] vous auraient déjà classé parmi leurs idoles dramatiques, tel Bernstein ou Bataille, si vous n’étiez un plus proche cousin de William Shakespeare » [35].

21  En réalité, le fond de l’argumentation de Delluc est l’idée que ce cinéma-là, populaire et fédérateur, qui respire par les grands espaces, le mouvement, la simplicité des caractères et la qualité élémentaire des forces qui s’y opposent, retrouve la recette perdue du grand théâtre des hautes époques. Cette idée fera florès auprès de nombreux émules de Delluc.

22  C’est Élie Faure qui lui donnera sa pleine expansion dans une série de textes repris dans L’Arbre d’Éden (1922). Dans « De la cinéplastique » [36] et « Charlot » [37], Faure multiplie les références au barde de Stratford à propos de la création de Chaplin. Il l’oppose d’abord à Rigadin, très populaire burlesque français alors [38]. Pour lui, il y a la même distance entre le comique français et Chaplin qu’entre Edmond Rostand et Shakespeare. Il y a chez ce dernier une « ivresse divine » qu’il retrouve dans Une idylle aux champs (Sunnyside, 1919) [39]. Il redit sa définition de Shakespeare : « un lyrisme éperdu, mais lucide » [40]. Il voit dans les films de Chaplin des éléments shakespeariens : gnomes, farfadets, songe, lutins [41], « grande complicité poétique du vent, de la lumière, des murmures sous les branches » [42]. (On se croirait dans A Midsummer Night’s Dream !). Il donne du comique chaplinien une lecture métaphysique, y voyant un condensé métaphorique de la condition humaine. Dans le même texte encore, Charlot devient « l’homme dansant, ivre d’intelligence, sur les cimes du désespoir » ; « c’est l’esprit moderne, tel que Shakespeare, suivant Montaigne, l’a orienté et tout illuminé d’aurore » [43]. Élie Faure emporté par son enthousiasme pense que Chaplin avait toujours un Shakespeare avec lui [44].

23  L’écrivain appelle le spectacle collectif « qui pût réunir toutes les classes, tous les âges, et généralement les sexes, dans une communion unanime exaltant la puissance rythmique qui définit, en chacun d’eux, l’ordre moral » [45] ; « Shakespeare a été [à l’origine] un embryon informe dans les ténèbres étroites de la matrice d’une commère de Stratford » [46]. (Au passage on voit qu’Élie Faure a résolu pour son compte la question de l’origine du barde élisabéthain !). Cela semble signifier que le cinéma, lui aussi, est encore à venir.

24  Il faut ensuite en revenir à Abel Gance. Ses films apparaissent à beaucoup des théoriciens de l’avant-garde comme l’une des premières réalisations en France du cinéma qu’ils attendent. Mater dolorosa, sorti en 1918, génère chez Delluc un éloge en règle de Firmin Gémier, l’un de ses interprètes. « Je suis bien sûr qu’il regarde du haut de Shakespeare l’ingéniosité pourtant shakespearienne du ciné » {47], écrit-il, regrettant que l’acteur ne croie pas encore totalement aux possibilités du septième art (il le fera dans la suite de sa carrière). Bien informé, Delluc sait que Gémier est un grand shakespearien : il a fondé en 1917 la Société Shakespeare et a créé, entre autres, au Théâtre Antoine Hamlet (1913), Le Marchand de Venise (1917) et Antoine et Cléopâtre (1918). La référence se place ici au niveau du jeu d’acteur.

25  Le ponte de la critique de spectacles, Émile Vuillermoz, écrit à la fin de la décennie qui correspond à l’apogée et la fin du cinéma muet un texte enthousiaste sur le Napoléon de Gance [48]. Il salue et critique tout à la fois le « romantisme » [49] de Gance, qu’il juge mal assumé, celui-ci prétendant faire de l’histoire là où il fait en réalité un drame cosmique. C’est la tempête de Napoléon qui amène la référence shakespearienne :

Qu’il ait donc le courage de ses amplifications et qu’après nous avoir montré Bonaparte arrachant à l’hôtel de ville d’Ajaccio un gigantesque drapeau tricolore pour s’en servir comme d’une voile au cours d’une tempête shakespearienne, il n’imprime pas le sous-titre suivant : « C’est ainsi que Bonaparte quitta la Corse, pour aller livrer la bataille de Toulon ». Mais non, ce n’est évidemment pas ainsi que les choses se passèrent ! Du départ en barque, Abel Gance a tiré un développement théâtral et symbolique qui lui est entièrement personnel. Il devrait en revendiquer la paternité au lieu d’essayer de faire entrer dans l’Histoire – mais, qu’est-ce que l’Histoire ? – des scènes assurément décoratives, mais dont il n’est pas loyal de meubler officiellement l’imagination populaire [50].

Il ajoute en synthèse :

Au point de vue purement professionnel, un tel film fait le plus grand honneur à notre production nationale. La sûreté de son style et la puissance de son rythme interne s’imposent d’une façon irrésistible. Gance est le plus courageux et le plus solide de nos orchestrateurs de symphonies visuelles. Il voit large et il voit grand. Le magnifique contrepoint d’images qu’il a réalisé en écrivant ce duo des « deux tempêtes » où les vagues de la foule et celles de l’océan se soulèvent synchroniquement [51], demeurera un modèle de cette écriture nouvelle [52].

 

5. Vers le parlant : fin de la référence shakespearienne ?

26  Les théoriciens et artistes français furent pris à contrepied au moment de l’arrivée du sonore et du parlant, on le sait. Une réflexion superficielle pourrait laisser croire que le théâtre, le verbe, tenait là sa revanche. Et c’est bien ce qui se passa (Marcel Pagnol fut un des seuls à l’assumer et à le revendiquer [53]). Pourtant, l’insatisfaction et l’amertume s’expriment majoritairement. Benjamin Fondane, critique d’origine roumaine qui vivait à Paris, l’exprime de façon assez claire [54].

27  Il dissocie une « parole » ordinaire et une « parole » supérieure, « inhumaine », celle des grands auteurs de théâtre et des grands poètes. (Il dit parole et non langue). C’est celle-là qu’il aimait, et que le cinéma muet, « latin perdu », était capable de transcrire. Au lieu de quoi le parlant recourra, par souci de « vraisemblance » et non de réalisme (du vrai réalisme), à la parole commune, triviale. Il perdra ainsi l’ambiguïté qui était fondatrice du cinéma. La parole « affirme ; aucun doute n’est possible sur ce qu’elle veut », sauf « [l]orsqu’elle atteint enfin ses cimes, dans Shakespeare, dans Racine, dans Sophocle, dans Mallarmé [chez lesquels] elle se sépare de l’entendement humain courant, elle devient inhumaine » [55]. Fondane, on le voit, réactive une fois de plus la trinité Grecs / Shakespeare / classiques français que nous avons souvent rencontrée, et y ajoute, c’est plus inattendu, une référence à la langue poétique dans sa déclinaison la plus moderne.

28  Il faudra attendre d’assez longues années pour que le cinéma, en France tout au moins, revienne à Shakespeare, alors que dans le muet à son apogée et à son déclin, il s’imposa comme le modèle vers lequel tendre. Mais on a bien compris que c’était avant tous les aspects visuels et rythmiques et l’implication cosmique des éléments que les cinéastes essayaient de retrouver en s’inspirant du barde de Stratford.

 


Notes

1. Pierre Lherminier, Annales du cinéma français : Les voies du silence, 1895-1929, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2012.

2. Abel Gance, « le cinéma, un sixième art », Ciné-Journal, n° 185, 09/03/1912, repris dans Marcel L’Herbier, Intelligence du cinématographe, Paris, Éditions Corréa, 1946, p. 91-92, trad. Richard Abel, French Film, Theory And Criticism, A History / Anthology, 1907-1939, Princeton, Princeton University Press, 1983, vol. I, p. 66.

3. Ibid.

4. Ibid.

5. Richard Abel, French Cinema, The First Wave, 1915-1929, Princeton, Princeton University Press, 1984.

6. Riciotto Canudo, « La Leçon du cinéma », L’Information, 23/10/1919, texte repris dans L’Usine aux images (1927), rééd. Jean-Paul Morel et Giovanni Dotoli, Séguier/Arte Éditions, 1995.

7. Ibid.

8. Riciotto Canudo, « Films historiques », Paris-Midi, 02/02/1923. Film de Dimitri Bochowetski avec Emil Jannings. C’est l’époque où, après un boycott de deux ans, le cinéma allemand arrive en masse sur les écrans français.

9. René Clair, Réflexion faite, coll. Blanche, Paris, Gallimard, 1951, p. 54-56, Cinéma d’hier, cinéma d’aujourd’hui, coll. Idées, Gallimard, 1970, p. 91-94. En 1950, il déclare qu’il est de plus en plus difficile de réaliser une adaptation de Shakespeare ; en 1970, il ajoute que le théâtre classique français s’y prête encore moins.

10. Ibid.

11. Ibid.

12. Ibid.

13. Abel Gance, « Le Cinéma, c’est la musique de la lumière », Cinéa-Ciné pour tous, n°3, 15/12/1923, p. 11, disponible sur Gallica.

14. Ibid.

15. Ibid.

16. Ibid.

17. Abel Gance, « Le temps de l’image est venu! », in Léon Pierre-Quint, Germaine Dulac, Lionel Landry et Abel Gance, L’Art cinématographique, Paris, Librairie Félix Alcan, 1927, vol. 2, p. 83-102, p. 94, reproduit dans Regards neufs sur le cinéma, éd. Jacques Chevallier, Paris, Seuil, 1963 (1953).

18. Le terme a été créé par Delluc.

19. Edmond Épardaud, « Un chef-d’œuvre : Variétés », Cinéa-Ciné pour tous, n°78, 01/02/1927, p. 11-13, p. 11, disponible sur Gallica.

20. Juan Arroy, « La grande voie du Cinéma de demain : simplicité et discipline », Cinéa-Ciné pour tous, n°16, 01/07/1924, p. 7-8, disponible sur Gallica.

21. Ibid., p. 8.

22. Triangle Film Corporation (alias Triangle Pictures ou Triangle Motion Picture Company) est une importante société de production et de distribution de cinéma fondée en 1915 par Harry et Roy Aitken à Culver City en Californie. Elle fut imaginée comme une compagnie de prestige basée sur les capacités de production des réalisateurs D. W. Griffith, Thomas Ince et Mack Sennett. Sur cette compagnie, voir le programme de recherches Cinémarchives sur le site de la Cinémathèque française. En 1912, la production cinématographique suédoise est en plein essor. La société « Svenska Bio » devient la Svensk Filmindustri en 1919. Elle construit de nouveaux studios près de Stockholm. Son directeur, l’éminent producteur Charles Magnusson, rassemble autour de lui des talents propices à l’éclosion d’un véritable art cinématographique. Il engage en particulier trois comédiens et metteurs en scène de théâtre renommés, Georg af Klercker, Mauritz Stiller et Victor Sjöstrom. Ces personnalités allaient devenir les figures de proue du cinéma muet suédois (Ciné-Ressources consulté le 15/03/2021).

23. Ibid, p. 8.

24. Jean de Pierrefeu, « Ce qu’on dit… Réponse à un autre cinéphobe », Cinéa-ciné pour tous, n°90, 01/08/1927, p. 25-26, disponible sur Gallica.

25. La Dépêche, 29/03/1927. Plus connu, le texte d’André Suarès, « Il n’y a pas de femme clown. Vous êtes-vous demandé pourquoi ? », Comœdia illustré, 03/07/1926, p. 1, disponible sur Gallica, où il parle du « cœur ignoble de Charlot » (« Je l’avoue : Charlot m’assomme. Je ne ris de ce niais et de sa grimace sentimentale que pour échapper à l’ennui. Il est bien le héros de l’épouvantable Amérique [...]. Ce cœur ignoble de Charlot, je voudrais l’écraser comme une punaise »).

26. Louis Delluc, « De Footitt à Charlot », Comœdia illustré, n°11, 25/09/1921, p. 565, disponible sur Gallica, repris dans Écrits cinématographiques II : Cinéma et Cie, éd. Pierre Lherminier, Paris, Cinémathèque Française, 1986, p. 282-84. Footitt était un clown anglais partenaire du fameux Chocolat, filmé notamment par les opérateurs Lumière. Il venait de décéder.

27. Op. cit., p. 282-83.

28. Louis Delluc, « Charlie Chaplin à Paris », Je Sais tout, 15/11/1921, repris dans Écrits cinématographiques I : Le cinéma et les cinéastes, éd. Pierre Lherminier, Paris, Cinémathèque Française, 1985, p. 150-55.

29. En mai 1906, Charlie Chaplin participa au spectacle pour enfants Casey’s Circus et développa son jeu burlesque qui lui permit de devenir rapidement la star de la pièce. En 1908, il rejoint la troupe de Fred Karno (plus connue).

30. Fondateur en 1904 de la Royal Academy of Dramatic Art, décédé en 1917. Il a notamment joué King John (1899), Henry VIII (1911) et The Tempest (1905).

31. Écrits cinématographiques I : Le cinéma et les cinéastes, op. cit., p. 151.

32. Louis Delluc, « D’Oreste à Rio Jim », Cinéa, n°31, 09/12/1921, p. 14-15, disponible sur Ciné-Ressources, repris dans Écrits cinématographiques I : Le cinéma et les cinéastes, op. cit., p. 138-140.

33. Ibid., p. 140.

34. « Lettre française à Thos.-H. Ince, compositeur de films », Le Film, n°119, 24/06/1918, p. 11-15, disponible sur Ciné-Ressources, repris dans Écrits cinématographiques II : Cinéma et Cie, op. cit., p. 103-107.

35. Ibid., p. 104.

36. Élie Faure, « De la cinéplastique », L’Arbre d’Éden, Paris, Les Éditions G. Crès et Cie, 1922, p. 277-304, disponible sur Gallica, repris dans Élie Faure, Fonction du cinéma : De la cinéplastique à son destin social, coll. Bibliothèque Médiations, Paris, Gonthier / Médiations, 1964 (1953).

37. Élie Faure, « Charlot », L’Arbre d’Éden, Paris, Les Éditions G. Crès et Cie, 1922, p. 305-318, disponible sur Gallica, repris dans Élie Faure, Fonction du cinéma : De la cinéplastique à son destin social, op. cit.

38. «  De la cinéplastique », op. cit., p. 293.

39. Ibid.

40. « Charlot », op. cit., p. 311.

41. «  De la cinéplastique », op. cit., p. 294.

42. « Charlot », op. cit., p. 310.

43. Ibid., p. 317.

44. Ibid.

45. «  De la cinéplastique », op. cit., p. 281.

46. Ibid., p. 292.

47. Louis Delluc, « Questions », 27/07/1918, repris dans Écrits cinématographiques II : Cinéma et Cie, op. cit., p. 216.

48. Émile Vuillermoz, « Abel Gance et Napoléon », Cinémagazine, n°7, 25/11/1927, p. 335-40, disponible sur Gallica et sur Ciné-Ressources. Sur Vuillermoz, voir le livre de Pascal-Manuel Heu, Le Temps du cinéma : Émile Vuillermoz, père de la critique cinématographique, 1910-1930, Paris, L’Harmattan, 2003. Ce dernier ne donne pas ce texte, que l’on trouve en revanche dans la traduction anglaise de Richard Abel, op. cit., vol.  I, p. 403-405.

49. Ibid., p. 337.

50. Ibid.

51. Allusion au passage qui montre en alternance puis en superposition Napoléon quittant la Corse sur un frêle esquif, comme décrit ci-dessus, et la tempête (métaphorique) qui secoue l’assemblée de la Convention.

52. Ibid., p. 339.

53. Marcel Pagnol, « Le Film parlant offre à l’écrivain des ressources nouvelles », Le Journal, 17/05/1930, disponible sur Gallica, repris dans Cinématurgie de Paris, Monte Carlo, Pastorelly, 1980, p. 21 et suiv.

54. Benjamin Fondane, « Du muet au parlant, grandeur et décadence du cinéma », Bifur, n°5, 31/07/1930, p. 137-50, disponible sur Gallica, repris dans Intelligence du cinématographe, op. cit., p. 145-258. Bifur était une revue proche des Surréalistes.

55. Ibid, p. 142.

 


Bibliographie

 


Référencement

AMY DE LA BRETÈQUE, François, « Shakespeare et les penseurs du cinéma français des années 1920 », in Patricia Dorval & Nathalie Vienne-Guerrin (éd.), Shakespeare on Screen in Francophonia : The Shakscreen Collection 5, Montpellier (France), IRCL, Université Paul-Valéry/Montpellier 3, 2021 (http://shakscreen.org/amy_de_la_breteque_2021/).

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