Le monde devant ses possibles: Who Chooseth Me de Pierre Moignard
Rodolphe Olcèse
1 En 2009, l’artiste peintre Pierre Moignard réalise Who Chooseth Me [1]. Ce film emprunte son titre à un vers de la comédie de Shakespeare, Le Marchand de Venise, qui met notamment en scène les prétendants de Portia, invités à choisir parmi trois coffrets celui qui contient le portrait de la jeune fille. Mettant en scène le prince du Maroc et Portia, qu’il souhaite épouser, la scène 7 de l’acte II décrit ainsi cet étrange jeu d’amour et de hasard mêlés :
PORTIA : Go, draw aside the curtains, and discover
The several caskets to this noble prince.
The curtains are drawn aside, revealing three caskets.
(To Morocco) Now, make your choice.
MOROCCO : The first of gold, who this inscription bears :
« Who chooseth me shall gain what many men desire ».
The second silver, which this promise carries :
« Who chooseth me shall get as much as he deserves ».
This third dull lead, with warning all as blunt :
« Who chooseth me must give and hazard all he hath ».
How shall I know if I do choose the right? (II.7.1-10) [2]
2 Le titre du film nous confronte donc d’emblée aux idées de possible, de hasard et de risque que Who Chooseth Me ne va cesser de déplier. À la croisée de la fiction et de la situation documentaire, Who Chooseth Me se présente en effet comme un ensemble de notes visuelles sur une adaptation possible du Marchand de Venise de Shakespeare. Le sous-titre, « Notes for The Merchant of Vegas », dit bien tout le projet de ce film singulier : disséminer et déplacer la comédie de Shakespeare, ce qui revient de facto à la transformer radicalement. Car le déplacement n’est pas que géographique. Engagée dans le jeu de l’écriture et de l’exploration filmique, la pièce change de registre, quitte le régime de la comédie pour devenir un espace de rencontre avec le monde, dont les dimensions parfois tragiques ne sont pas ignorées, et d’expérimentation d’une liberté qui ne s’éprouve et ne se découvre que dans sa confrontation avec le réel. Le film de Pierre Moignard se tient rigoureusement dans un espace proversif, c’est-à-dire tourné vers l’avenir, ce qui a des incidences esthétiques fortes. L’artiste cherche, par ce parti pris de réalisation, à capter les effets des multiples collisions provoquées entre le texte shakespearien et une certaine réalité américaine. La pièce de Shakespeare tient lieu à cet égard d’opérateur critique, dans la mesure où elle contribue à mettre en évidence les contrastes de la société américaine et aide à les discerner. Mais la forme que revêt le film, loin d’être circonscrite à une aire géographique et culturelle, dit quelque chose d’une violence contemporaine dont nous faisons quotidiennement l’expérience et touche sans doute à la société occidentale comme telle.
Une double fragmentation
3 De la pièce de William Shakespeare, Pierre Moignard conserve la double intrigue et la partition territoriale qu’elle induit. Mais la Venise initiale cède le pas au quartier de Venice à Los Angeles et c’est à Las Vegas que le film cherche à inscrire les décors offerts par la ville de Belmont dans la pièce de Shakespeare. Cette relocalisation géographique est corrélative d’une mise en contraste qui procède d’un agencement d’espaces et de motifs réfractaires les uns aux autres. Les toutes premières images du film confrontent ainsi des visages qui semblaient voués à ne jamais se rencontrer, des manières d’être au monde ou des postures qui s’ignorent l’une l’autre mais sont pourtant réunies dans une seule et même opération de montage : le split screen. Un premier plan montre dans la droite de l’écran le visage d’un jeune homme allongé dans le sable. Après quelques secondes, le visage d’une jeune femme apprêtée lui succède, dans la gauche du cadre. Son regard contraste avec celui du jeune homme par sa mobilité, discrète mais soulignée par la voix off que le film emprunte à une tirade de Bassanio (III.2), appuyant paradoxalement ce que la situation suggérée par cette contraposition de visages a d’impossible :
What find I here ? […]
Move these eyes ?
Or whether, riding on the balls of mine,
Seem they in motion ? (III.2.114-18) [3]
Le texte dit une rencontre entre deux regards dont le film montre qu’elle n’a pas lieu. La partition de l’écran ouvre alors sur une vue panoramique, qui cherche à cristalliser l’attention sur une peinture maladroite de la Venise italienne fixée sur un mur de la ville et qui est d’abord occultée par la circulation.
1-2. Le split screen confronte deux visages voués à ne jamais se rencontrer
3. Peinture maladroite de la Venise italienne fixée sur un mur de la ville
4. Les motifs qu’arbore cette peinture sont d’abord occultés par la circulation
4 Ces premières secondes de Who Chooseth Me nous donnent le sens et la forme à venir du film, en exposant au seuil même de son déroulement l’essentiel des opérations qu’il va mettre en œuvre pour scruter dans l’ici et maintenant de la société américaine des traces possibles de la comédie de Shakespeare. Ces plans d’ouverture, malgré leur brièveté, apparaissent comme le battement d’une seule et même image. Ils procèdent de gestes conjoints d’exploration et de fragmentation, gestes eux-mêmes redoublés : exploration et fragmentation de la scène du monde d’une part, exploration et fragmentation du texte de Shakespeare d’autre part, qui en se prêtant lui aussi à des opérations de montage, voit son sens se modifier significativement. Les deux visages isolés font ainsi coexister dans un même écran des espaces discontinus. Le texte de Shakespeare opère quant à lui une suture entre ces deux plans en soulignant un jeu de regard qui se matérialise de manière triangulaire dans le film, puisqu’il implique à la fois le jeune homme endormi, la jeune femme, mais aussi la caméra, dont la place et le mode de relation qu’elle induit changent radicalement d’un plan à l’autre. Prises de vue à la dérobée dans la première image, essai caméra de l’autre, avec une jeune femme dont tout indique qu’elle s’expose volontairement à être filmée ; filmage en extérieur d’une part, prise de vue en intérieur de l’autre. Dans le montage de ces deux attitudes distinctes, dans les motifs comme dans la manière de les capter, la voix off vient adhérer aux images par le biais d’un bref découpage du texte, la mention du « portrait de la belle Portia » étant écartée pour ne plus faire exister que le mouvement du regard que la caméra vient de capter.
5 Le film de Pierre Moignard confirme, s’il en était besoin, qu’il y a une effectivité et une efficacité du fragment, qui peut être simultanément un mode d’expression et cela même qui vient à l’expression. C’est ce que souligne Novalis dans le fragment 302 de Semences : « Fabrication de fragments mutilés et preuve que le fond de toutes les opinions et de toutes les pensées efficaces du monde ordinaire sont des fragments [4] ». Le fragment est à la fois un résultat, un objet fabriqué qui surgit au terme d’un processus, et une lumière jetée sur le fond de toutes choses, de toutes pensées efficaces, un moyen donc pour le geste de fragmentation de retourner à la source même dont le fragment tire son efficacité. Who Chooseth Me fait le même constat.
6 La fragmentation est une opération productive et, en ce sens, elle a toujours un effet sur l’objet auquel elle s’applique, ce qui en fait une démarche plastique particulièrement adaptée à l’exploration esthétique du réel, dont elle est une modalité. En introduction à un opuscule intitulé Le Reflet du tragique ancien dans le tragique moderne, que l’on peut lire dans la première partie de L’Alternative, Søren Kierkegaard écrit en ce sens : « Nous reconnaissons que toute recherche humaine véritable est fragmentaire, à la différence de l’enchaînement sans fin de la nature [5] ». La recherche humaine véritable, c’est-à-dire, pour le philosophe, celle qui cherche à dire, contre l’entreprise totalisante des pensées systématiques, quelque chose de l’existence humaine dans ses dimensions les plus concrètes, doit nécessairement épouser la forme de son objet. L’individu, isolé dans le mouvement de son existence, ne peut pas être intégré au système. Aussi, il constitue de soi une objection à ce type d’entreprise totalisante, une pièce minuscule qui fait apparaître des frictions dans la mécanique réglée d’explicitation du réel que ce système entend établir. Aussi, pour Kierkegaard, ce n’est que par la production d’une forme fragmentaire que l’écrivain, et par extension le cinéaste, peut en approcher le secret. Et cette érection du fragment comme principe même de création, loin de donner lieu à une diminution ou à une perte d’intelligibilité de son objet, donne à la pensée de faire l’expérience d’un surcroît. Ce que la recherche fragmentaire, en renonçant à donner corps à des idées générales, perd en extension, elle le gagne en intensité. Et ce surcroît est double, puisqu’il se joue aussi bien au niveau de l’œuvre elle-même que de celui qui la reçoit :
Pour nous, la richesse de l’écrivain consiste précisément en sa capacité de prodiguer des travaux isolés et fragmentaires et […] le créateur comme le bénéficiaire d’une œuvre trouvent un même plaisir, non pas certes dans sa minutieuse élaboration ou dans sa lente assimilation par la pensée, mais dans la production et la jouissance de la lueur fugace de l’intuition porteuse, pour le premier d’un surcroît dont son œuvre achevée est dépourvue, puisqu’elle est la manifestation de l’idée, et pour le second, d’un surplus analogue, puisque cette lueur fulgurante éveille sa propre activité créatrice [6].
7 Le fragment est ainsi corrélatif d’une fulgurance qui tient en éveil et met en mouvement celui à qui il s’adresse, dont les facultés créatrices sont également sollicitées par cette forme inachevée. Adorno rejoindra cette euristique du fragment dans un court texte intitulé L’Essai comme forme, en rejouant l’opposition de l’inachevé de la recherche dans l’essai et de la pensée systématique qui, voulant embrasser la totalité du réel doit s’en éloigner décisivement et n’est donc plus en mesure de nous mettre à sa rencontre.
Insuffler du possible dans le présent
8 Le fragment, isolé de la totalité dans laquelle il a commencé par s’informer, épouse simultanément les deux dimensions du possible et du réel. Le fragment, c’est du possible réalisé, ou plutôt une réalité possible, toujours possible, dans la mesure où son caractère inachevé l’ouvre à une multiplicité de sens : les sources d’où il peut venir sont multiples, comme sont multiples les horizons qui s’ouvrent avec lui. D’où vient ce visage dont rien n’est dit, et à quoi nous envoie-t-il ? Il est remarquable que Who Chooseth me filme un réel constamment désigné au conditionnel : « This man could be Shylock. This man is special » (code temporel 7.39), dit la voix off quand la caméra s’attarde sur le visage travaillé d’un homme sans domicile fixe qui vit aux abords de la plage de Venice. Cette manière de regarder les choses au conditionnel ne touche d’ailleurs pas que les visages rencontrés. En effet, le film se donne intégralement comme la recherche dans le présent de la société américaine de traces ou de gestes qui peuvent renvoyer à la pièce de Shakespeare, comme un acte de repérages en quelque sorte. Partant, une simple pièce de bœuf, certes imposante, aperçue dans une boucherie à Las Vegas peut opérer comme le signe de l’incarnation possible de l’une des intrigues de la pièce. Cette adaptation du Marchand de Venise montre, dans le moindre contact de la caméra avec le monde, qu’elle a déjà commencé, qu’elle est toujours déjà engagée, bien qu’elle se présente et se désigne elle-même comme un horizon toujours à venir qui donne sens aux situations filmées en innervant le regard que nous posons sur elles. Le présent devient ainsi le signe d’un passé dont le film cherche et ajourne la réalisation. Les figures, les silhouettes et visages dont le film se saisit dans cette recherche deviennent ainsi les opérateurs de nombreuses rencontres, et permettent d’ouvrir le réel à sa dimension de possible.
5. Une pièce de bœuf aperçue dans une boucherie de Las Vegas
figure symboliquement la livre de chair engagée par Antonio
9 Le film de Pierre Moignard partage avec le texte de Søren Kierkegaard sur Le Reflet du tragique ancien dans le tragique moderne une même conviction, qui devient presque un principe méthodologique de composition. Seul le singulier peut approcher le singulier, en éclairer les traits et jeter une lueur sur le secret qu’il porte sans le trahir. Søren Kierkegaard s’emploie en effet, dans ce texte singulier, à décrire ce que pourrait être la figure d’Antigone si la pièce de Sophocle intégrait une conceptualité « moderne » et notamment si elle donnait corps à la catégorie de l’intériorité. Sans rentrer dans le détail des mouvements du texte, rappelons simplement que dans cette adaptation « possible » que propose Søren Kierkegaard de la tragédie d’Antigone, les actions autour desquelles s’articule potentiellement la pièce se décident au terme d’une intériorisation par l’héroïne du secret, devenu parfaitement incommunicable, touchant à son incestueuse origine. Pour le lecteur un tant soit peu informé de la biographie de Søren Kierkegaard, l’esquisse théorique de cette adaptation contemporaine de la tragédie de Sophocle apparaît clairement comme une manière pour Søren Kierkegaard de rendre raison de sa rupture avec sa fiancée Régine Olsen. Ce texte enseigne indirectement que les textes anciens, et notamment l’exploration de l’Antigone de Sophocle, doivent être reçus et interrogés dans le présent du lecteur qui se tourne vers eux.
10 De manière comparable, Pierre Moignard s’efforce de scruter l’environnement immédiat dans lequel il se trouve au moyen de ces figures anciennes que lui offre la pièce de Shakespeare. Portia, Bassanio ou Shylock se présentent comme autant de possibilités qui trouvent à s’actualiser dans des corps contemporains et, ce faisant, nous invitent à donner toute notre attention à des visages qui, autrement, nous seraient restés inaperçus. Le dispositif du film de Pierre Moignard et la sensibilité particulière à l’environnement qu’il nous demande d’épouser font que toute personne rencontrée sur la plage de Venice devient, dans sa pauvreté et sa nudité mêmes, le signe vivant de l’une ou l’autre de ces figures littéraires dont il contribue ainsi à révéler la richesse.
11 À cet égard, la séquence autour de la figure de Shylock, réalisée avec un sans domicile fixe rencontré sur la plage, occupe une place centrale dans le mouvement de Who Chooseth Me, par sa durée notamment de presque trois minutes, ce qui en fait une séquence assez longue au vu de l’économie générale du film. Comme dans la pièce de Shakespeare, mais pour de tout autres motifs, ce personnage occupe une place singulière dans le film. Ou plutôt ce visage, car c’est bien un visage qu’il s’agit d’inscrire à l’écran. La voix off du film propose un bref rappel de l’intrigue qui lie Shylock à Antonio et du contrat dont les termes donnent au premier une emprise certaine sur le second : si l’argent prêté par Shylock à Antonio n’est pas rendu à échéance, ce dernier devra lui céder une livre de sa propre chair, ce qui, résume la voix off du film, est proposé « as a simple joke », comme une plaisanterie. C’est ensuite par un extrait de la tirade de la première scène de l’acte III que le visage de l’homme rencontré sur la plage commence à s’ouvrir à celui de Shylock lui-même jusqu’à coïncider avec lui :
Subject to the same diseases, healed by the same means, warmed and cooled by the same summer and winter […] ? If you prick us do we not bleed ? If you tickle us do we not laugh ? If you poison us do we not die ? And if you wrong us shall we not revenge ? If we are like you in the rest, we will resemble you in that. (III.1.57-63) [7]
12 La première chose qu’il convient de remarquer, c’est que le film procède à une opération de montage dans le texte de Shakespeare, dont le sens est d’accroître autant que possible l’effet d’inclusion que le propos de Shylock porte en lui, en rappelant dans des termes qui tirent leur force de leur simplicité même qu’en toutes choses, les réactions du juif sont, non moins que celle du chrétien, humaines : souffrir, guérir, rire, endurer l’injure et vouloir se venger. L’énumération des expériences évoquées va de sensations physiques et souvent incontrôlables à des sentiments moraux, ce qui montre que c’est corps et âme que l’absolue parenté des juifs et des chrétiens s’établit, que c’est dans toutes les dimensions de l’existence que doit être envisagée cette humanité commune.
13 Le film de Pierre Moignard occulte l’opposition juifs / chrétiens qui structure la tirade de Shylock, tout en retenant de cet extrait tout ce qui permettrait d’interpréter Le Marchand de Venise dans le sens d’une dénonciation des préjugés antisémites, même s’il est certain que cette comédie reste à bien des égards très ambiguë. Le film pour sa part présente Shylock comme un simple usurier. L’opposition nous / vous qui vise à faire surgir le socle d’une sensibilité commune, parce qu’humaine, n’est plus indexée à aucune appartenance religieuse ou sociale. Ce n’est plus que l’homme qu’il s’agit de considérer à travers ce visage filmé en gros plan, d’abord dans un cadre en format 4/3, puis dans une vue proche du CinemaScope. Ce travail sur le cadrage fixe un horizon au film et à notre attente. En effet, si l’insertion d’images en panoramique scande l’ensemble de Who Chooseth Me, ce visage est le seul à être filmé de face dans ce format. Cet homme, qui donne à la pièce de Shakespeare le vis-à-vis recherché, opère fondamentalement comme une figure cinématographique.
6-7. Un sans domicile fixe rencontré sur la plage de Venice prête ses traits à Shylock. Le cadrage choisi lui donne une densité cinématographique et une place particulière dans l’économie générale du film.
14 Cette séquence montre également, dans la lignée de l’esthétique kierkegaardienne, que l’interprétation d’une figure littéraire est toujours une opération double. Celui qui prête sa voix au texte, l’interprète [8], mais aussi le simple lecteur, peut et doit aussi se laisser à son tour interpréter par lui. La figure littéraire infléchit directement le regard que nous portons sur nous-mêmes, en proposant à notre propre existence un sens et une direction possibles. La tirade de Shylock, en nous faisant regarder cet homme simple dans sa dimension purement sensible, nous invite également à prêter attention à tout ce qu’une vie anonyme peut charrier de moments d’épreuve ou de joie, et qui donne à sa présence, ici et maintenant, une part secrète qu’il faut accueillir sans la profaner. Recevoir le moindre passant comme un possible personnage de Shakespeare, ce que fait Pierre Moignard tout au long de ce film, c’est reconnaître que sa rencontre, ici même, sur une plage de Los Angeles, pour prosaïque qu’elle soit, est le signe d’un mouvement qui vient de loin et qui va loin. Et il faut ce truchement du texte, il faut ce jeu même avec la pièce pour que celles et ceux qui font face à la caméra puissent apparaître dans toute la singularité et la densité de leur présence, là où une adaptation cinématographique plus classique de la pièce, en privilégiant des qualités d’acteurs et d’interprétation, les aurait sans doute purement et simplement occultées. Évoquant un texte de D. Winnicott, qui cherche à montrer ce que peut avoir de déterminant le jeu chez de jeunes enfants qui commencent par éprouver leur existence propre dans une relation à l’absence et au non-vécu, Henri Maldiney écrit :
Plus juste encore que le terme de vécu est celui d’existence employé par Winnicott : « C’est de la non-existence que l’existence peut commencer ». Là est aussi la place et le principe du jeu. L’existence doit s’abîmer d’abord à ce néant pour renaître par le jeu telle qu’au lieu d’un autre, ce soit elle-même qui se propose. Absence, creux, néant sont autant de façons de nommer l’absent [9].
La dimension proversive ou conditionnelle du film, qui redouble sa part de jeu, est donc particulièrement décisive ici.
Shakespeare en commun
15 En accusant l’absence des figures recherchées et en scrutant dans le présent leur possible apparition, Who Chooseth Me de Pierre Moignard s’abandonne ainsi à la pièce de Shakespeare comme à son seul guide. Le conditionnel auquel il se conjugue vise ainsi moins à contraindre le champ d’expression des silhouettes rencontrées, en leur imposant un cadre notamment, qu’à leur permettre d’objecter leur propre présence à la caméra. Les indices sont multiples de ce tramage entre le concret de l’existence et la virtualité de la figure littéraire à laquelle cette existence peut donner corps. Qu’on songe à ce musicien qui slame quelques vers dits par le prince du Maroc ou au surfeur qui lit avec détachement, et presque en soupirant, quelques phrases du prince d’Aragon. On aperçoit dans sa main le script du film, ce qui produit un effet de distanciation encore plus grand avec le personnage de Shakespeare qu’il croise sans le voir pour les besoins du film et auquel il donne pourtant un sol et un fondement. La pensée d’Henri Maldiney, là encore, se montre particulièrement éclairante : « La dimension esthétique […] est soustraite à la possibilité. Ici le réel fonde le possible. Une forme n’est pas possible avant d’être : elle existe à l’impossible [10] ».
16 Dans une page de son volumineux Traité des valeurs consacrée à l’interprétation théâtrale, le philosophe Louis Lavelle joue lui aussi sur cette dialectique du possible et du réel sur lequel le texte doit bien pouvoir s’appuyer pour se formuler. L’auteur de théâtre, dit Louis Lavelle,
crée de multiples personnages comme s’il essayait d’exprimer toutes les possibilités qui habitent dans son âme par une pluralité de réalisations qui ne sont compatibles qu’à condition de demeurer elles-mêmes fictives. Et nous voyons l’acteur à son tour perdre sa personnalité pour prendre celle de son personnage. Mais on sait en quoi consiste le paradoxe du comédien : il devient un autre, mais un autre dont il trouve la virtualité en lui-même. Il essaie donc de créer une apparence de lui-même mais qui ne sera jamais la réalité de lui-même. Il dissocie l’être de l’apparaître, sans manquer pourtant de sincérité si chacun de nous porte en lui le tout de la nature humaine [11].
17 Dans la philosophie de Louis Lavelle, les puissances ou les virtualités d’un être concret ne s’éveillent jamais à elles-mêmes qu’au contact et au moyen des limitations matérielles qu’elles rencontrent, qui commencent par leur faire obstacle et leur résister. La réalité, qui seule peut donner prise à la virtualité, consiste précisément à franchir et dépasser ces limitations inhérentes au réel. Comme Henri Maldiney, Louis Lavelle nous invite à poser que c’est le réel qui fonde le possible. Le théâtre, où les apparences peuvent être mensongères, comme il est rappelé dans Who Chooseth Me de Pierre Moignard, comme dans Le Marchand de Venise de Shakespeare, ne fait pas exception à cette forme de soutien paradoxal que trouve le possible dans une réalité qui lui permet de surgir et de s’actualiser. Mais au théâtre, c’est par le jeu et la différenciation que ces figures possibles surgissent. Ce jeu donne une voix et un corps à la virtualité de la figure théâtrale, laquelle se manifeste ainsi à partir d’une présence humaine, charnelle, concrète, sans se confondre avec elle. Car l’existence de l’interprète doit porter en elle, par son humanité, toutes les possibilités humaines d’exister.
18 Dans le film de Pierre Moignard, ce jeu constant entre le virtuel et le réel est rendu particulièrement évident par son déplacement dans des environnements eux-mêmes concrets, même si la ville de Las Vegas offre à bien des égards des décors qui transpirent de facticité. Placer des individus rencontrés çà et là devant une fiction possible, leur demander, sans autre préparation, de faire venir à nous des fragments d’un texte de théâtre qu’ils découvrent peut-être par cette même occasion, c’est une manière de les saisir dans la nudité de leur propre présence. En n’étant plus que le véhicule d’un texte qui existe en amont de leur présence et qui cherche à travers eux un mode de réalisation entre mille autres possibles, l’apparence immédiate de ces corps mis à contribution est contrastée et comme révélée dans son intime nécessité. Car le possible, comme le souligne la sentence de Madame de Duras que Pierre Moignard a trouvée en exergue de la première version de L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin et qu’il donne en amorce de son propre film, est toujours le signe du vrai, là où le faux se reconnaît au contraire sous les traits du vouloir et finalement du pouvoir : « le vrai est ce qu’il peut, le faux est ce qu’il veut [12] ». En épousant les contours d’une existence possible, les visages rencontrés sur cette plage, qui semble elle-même être le lieu de bien des contrastes sociaux, se livrent dans leur sincère fragilité.
19 En contrepoint de cet effort pour ouvrir, fût-ce brièvement, un espace commun à des trajectoires disparates, le film de Pierre Moignard montre, dans une sorte de grammaire parataxique, ce que la société contemporaine peut avoir de particulièrement violent. La ville de Las Vegas, ses décors improbables et ses machines à sous sont directement mis en relation, par le procédé de montage du film en split screen, avec cette pauvreté qui a offert au film son premier visage et qui devient progressivement le signe de tout un peuple abandonné sur les rivages d’un monde par ailleurs opulent, dont les loisirs sportifs sont un signe parmi d’autres. À cet égard, il n’est pas anodin que la plage de Venice soit aussi un lieu où se pratiquent de tels loisirs, dont certains touchent au culte du corps, contrastant singulièrement avec ces existences naufragées qui cherchent refuge sur ce bord de mer.
20 L’effort de Pierre Moignard dans ce film, et qui n’est pas des moindres, est de tracer les lignes d’une communauté possible avec ces présences muettes et discrètes, dans un présent qui a connu tant de drames que nous y avons perdu, comme le dit Walter Benjamin dans Expérience et pauvreté, notre capacité à raconter des histoires. Who Chooseth Me sort alors du mode conditionnel avec lequel il se conjugue pourtant. Car il s’agit bien, en les filmant, de quitter les intentions cinématographiques pour rentrer au contact du réel, qui est le fondement de toute communauté possible. Et c’est tout l’enjeu de l’art que de donner des assises, fussent-elles fragiles et vacillantes, à ce monde commun, en nous proposant des apparences qui se suffisent à elles-mêmes et ne s’épuisent pas dans leur éventuelle fonction sociale ou économique. Cette prégnance de l’apparence pour elle-même n’est pas une pure vacuité, à la manière d’une recherche de l’art pour l’art, mais bien l’ouverture à un avenir possible. Pour Louis Lavelle, qui là encore est un guide précieux, « le rôle de toutes les créations matérielles c’est d’exercer l’activité intérieure et de lui permettre de créer un monde où toutes les consciences peuvent se rencontrer », ce monde devenant, pour chaque conscience, « à la fois un instrument et un spectacle [13] ». Et de toute évidence, fabriquer un objet filmique à partir d’intentions à peine formulées autour d’une adaptation possible d’une pièce de Shakespeare, c’est donner à celles et ceux avec qui le projet s’invente de s’emparer d’un spectacle à venir comme d’un instrument pour donner à voir les contradictions autour desquelles se structure, non sans violence, la société contemporaine. Un tel geste est aussi une manière de chercher avec d’autres les moyens de se diriger dans un tel monde, de le rendre habitable à plusieurs, ce qui suppose d’avoir quelque chose en commun. Que ce terrain commun d’existence puisse lui-même être trouvé dans la dramaturgie shakespearienne donne une urgence et une nécessité particulière au rapport que nous pouvons et devons entretenir avec le patrimoine littéraire dont nous héritons.
21 Il faudrait prolonger ces considérations sur le film de Pierre Moignard en soulignant que ce travail de dissémination de la pièce de Shakespeare dans le concret d’un environnement se relance et se complexifie dans l’activité picturale de l’artiste. Parmi une série de tableaux exposés en septembre 2018 à la galerie Anne Barrault (Paris), le visiteur peut ainsi voir une peinture représentant un photogramme du film, montrant Shylock aux côtés d’une lionne filmée dans un zoo à Las Vegas. Pierre Moignard réexplore l’humanité de ce personnage dans une matière nouvelle, dépouillée de la part de fiction dans laquelle elle était engagée, et nous la donne dans le vis-à-vis d’une forme qui, sans renoncer à la fragilité dont elle nous vient, cherche à s’inscrire dans la permanence d’un instant que le film doit pour sa part laisser s’échapper.
8. Pierre Moignard, peinture de la série Who Chooseth Me, Courtesy Galerie Anne Barrault
© Photo Éric Simon
9. Who Chooseth Me : Shylock et la lionne
Nos plus vifs remerciements à Pierre Moignard.
Notes
1. Pierre Moignard est un artiste peintre né en 1961 à Tébessa en Algérie. Il a fait ses études à l’école des Beaux-Arts de Saint-Étienne. Il se fait connaître dès 1987, en exposant au musée national d’art moderne des peintures aux couleurs vives, qui représentent des scènes religieuses empruntées à la Passion du Christ. C’est au cours d’un séjour de quelques mois aux États-Unis qu’il tourne les images du film Who Chooseth Me (2009, 29 min.). Le film a été produit avec le soutien du CNAP et donnera lieu à une série de peintures exposées à la galerie Anne Barrault du 1er septembre au 20 octobre 2018.
2. Édition utilisée: Stanley Wells, Gary Taylor, et al., The Oxford Shakespeare : The Complete Works, Second edition, Oxford University Press, 2005.
Traduction française de Pierre Spriet : « PORTIA : Allons, écartez les rideaux et révélez | Les différentes cassettes à ce noble prince. Les rideaux sont écartés, révélant trois cassettes. (Au prince) À présent, choisissez. | MAROC : La première est en or avec cette inscription : | « Qui me choisit aura ce que beaucoup désirent ». | La seconde est en argent et elle fait cette promesse : | « Qui me choisit aura autant qu’il mérite ». | Le plomb de la troisième met brutalement en garde : | « Qui me choisit doit donner et risquer tout ce qu’il a ». | Comment vais-je donc savoir si je fais le bon choix ? » (William Shakespeare, Œuvres complètes : Comédies II, Paris, Éditions Robert Laffont, 2000, p. 113).
3. En anglais dans le film. « Qu’est-ce que je trouve ici ? […] Ces yeux se meuvent-ils, à moins que, chevauchant mes prunelles, ils paraissent se mouvoir ? » (trad. Pierre Spriet, op. cit., p. 135).
4. Novalis, Semences, trad. Olivier Schefer, Paris, Édition Allia, 2004, p. 192.
5. Søren Kierkegaard, L’Alternative, trad. Paul-Henri Tisseau, Œuvres complètes, tome 3, Paris, Éditions de l’Orante, 1970, p. 143.
7. « Sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, réchauffé et refroidi par le même été et le même hiver ? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez, est-ce que nous ne rions pas ? Et si vous nous faites injure, est-ce que nous ne nous vengerons pas ? Si nous vous ressemblons pour tout le reste, nous vous ressemblons en cela » (trad. Pierre Spriet, op. cit., p. 127).
8. Ce qui n’est pas le cas ici puisque, dans cette séquence, la tirade de Shylock est lue par une tierce personne et comme post-synchronisée sur le visage du sans domicile fixe.
9. Henri Maldiney, Le Vouloir dire de Francis Ponge, Paris, Les Belles Lettres, 2014 (1993), p. 73.
10. Henri Maldiney, L’Art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’act, 1993, p. 22. Il faudrait citer tout ce paragraphe, qui éclaire les deux aspects mis constamment en tension dans le film de Pierre Moignard, forme esthétique et situation d’existence : « Il y a certes quelque chose d’aventureux dans l’existence à dessein de soi. Le soi jamais donné, jamais atteint sous peine d’échec, n’est soi qu’à se maintenir en possibilité ouverte. L’être là est en jet dans le projet qu’il ouvre et il ne cesse de fonder l’effectif en lui en possibilité qui lui soit propre. La dimension esthétique, elle, est soustraite à la possibilité. Ici le réel fonde le possible. Une forme n’est pas possible avant d’être : elle existe à l’impossible. Comme l’événement quant au monde, le beau ne se produit pas dans l’art, il ouvre l’art ».
11. Louis Lavelle, Traité des valeurs : II. Le système des différentes valeurs, Paris, PUF, 1955, p. 311.
12. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (première version), trad. Rainer Rochlitz, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 67.
13. Louis Lavelle, op. cit., p. 311.
Bibliographie
- BENJAMIN, Walter, L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (première version), trad. Rainer Rochlitz, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000.
- KIERKEGAARD, Søren, L’Alternative, trad. Paul-Henri Tisseau, Œuvres complètes, tome 3, Paris, Éditions de l’Orante, 1970.
- LAVELLE, Louis, Traité des valeurs : II. Le système des différentes valeurs, Paris, PUF, 1955.
- MALDINEY, Henri, Le Vouloir dire de Francis Ponge, Paris, Les Belles Lettres, 2014 (1993).
- ―, L’Art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’act, 1993.
- NOVALIS, Semences, trad. Olivier Schefer, Paris, Édition Allia, 2004.
- SHAKESPEARE, William, éd. Stanley Wells, Gary Taylor, et al., The Oxford Shakespeare : The Complete Works, Second edition, Oxford University Press, 2005.
- ―, Le Marchand de Venise, trad. Pierre Spriet, Œuvres complètes : Comédies II, Paris, Éditions Robert Laffont, 2000.
Référencement
OLCÈSE, Rodolphe, « Le monde devant ses possibles : Who Chooseth Me de Pierre Moignard », in Patricia Dorval & Nathalie Vienne-Guerrin (éd.), Shakespeare on Screen in Francophonia : The Shakscreen Collection 5, Montpellier (France), IRCL, Université Paul-Valéry/Montpellier 3, 2021 (http://shakscreen.org/analysis/olcese_2021/).
Contributed by Rodolphe OLCÈSE
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