Shakespeare et les débuts de la télévision française
Vincent Amiel
1 Les débuts de la télévision française, et tout particulièrement les émissions en direct, avec les nouvelles formes de mise en scène qu'elle permet ou oblige, font l'objet de recherches que je mène grâce au programme FILCREA (Filmer la création) de l'université de Rennes. C'est dans le cadre de ces recherches, et grâce à l'accueil de l'INA [1], que cette étude présentée ici a été rendue possible.
2 Cet article ne portera pas sur le texte shakespearien, et encore moins sur sa langue, mais sur l'image et le média, qui sont mes objets d'analyse habituels. Et je voudrais les soumettre à un double questionnement à propos de Shakespeare :
― Dans quelle mesure intéresse-t-il la télévision française, et pourquoi ?
― Comment le met-on en scène dans ce média nouveau ?
3 Avant 1957, aucune adaptation télévisuelle de Shakespeare n'est répertoriée en France. Aucune dramatique, aucune retransmission, c'est-à-dire aucune émission tournée en studio, mais aucune captation non plus de pièce jouée devant un public. Ce sont, à l'époque, les deux possibilités de représentation, toujours réalisées en direct, c'est-à-dire avec une diffusion instantanée, sans enregistrement ni possibilité de « retouche ». Et pourtant, à côté de Marivaux et Claudel, fleurons nationaux, on trouve avant 1956 deux adaptations de Gogol, d'autres de O'Neill, de Tchékhov, de Ben Jonson. Une grande diversité de pièces françaises et étrangères, donc, où l'absence de Shakespeare étonne un peu. La télévision française, comme beaucoup d'autres en Europe, est ouverte aux traductions : Jérôme Bourdon, dans son livre Du service public à la téléréalité [2], note qu'entre 1954 et 1961, 45 % des adaptations théâtrales de la RAI sont étrangères, et qu'il en va de même en Allemagne et en France. Premier constat, donc, une certaine réticence, qui trouve peut-être son explication dans la suite des événements.
4 En effet, entre 1957 et 1963, on répertorie six pièces de Shakespeare représentées à la télévision française, dont surtout, en 1960, un Hamlet en direct de la cité de Carcassonne, qui est l'occasion de la première retransmission en plein air ; date historique pour le média, qui ne manque pas de la célébrer comme il se doit à grand renfort d'annonces. La traduction est de Yves Bonnefoy, qui n'était pas, il est vrai, ce qu'il est aujourd'hui en termes de prestige, et l'on trouve dans la distribution Maria Casarès et Daniel Sorano, c'est à dire ce qui peut se faire de mieux sur les planches. Hamlet, en 1960, est donc un événement, et, de façon similaire, J. Bourdon note qu'en Italie Roméo et Juliette fut une des premières réalisations majeures de la RAI en direct [3]. Il y a donc ici une convergence dans l'utilisation de Shakespeare pour les réalisations de grand prestige, qui associent les innovations techniques et les distributions de grande qualité. Comme s'il y avait eu une sorte de timidité à aborder l'œuvre du dramaturge quand l'outil ne s'y prêtait pas, et que cette timidité soit compensée à l'aube d'une télévision plus sûre d'elle. A moins que ce ne soient la longueur des pièces et leur complexité qui posent problème ? En février 1965 Emmanuel Berl, qui tient une rubrique T.V. dans Le Nouveau Candide, écrit un article intitulé « Le Roi Lear m'a ennuyé », dans lequel il réclame des Shakespeare qui fassent une heure trente, « comme un film de Marylin », et pas quatre heures... Emmanuel Berl ! Grand intellectuel et philosophe... Mais ce ne sont pas toujours les mieux placés pour parler de films !
5 Entre 1957 et 1963, donc, six représentations, puis, en 1964, quatre dans la même année. Il faut dire que l'on fête le 400e anniversaire de la naissance de l'auteur, et que c'est l'occasion pour la télévision de peaufiner son image de marque tout en restant au contact de l'événement, de l'actualité, qui est une de ses spécificités. Est programmée à cette occasion, en avril 1964, comme il se doit, une émission dans L'Actualité télévisée, consacrée à Shakespeare avec un sujet intitulé « Comment on joue Shakespeare en France et sur les scènes étrangères », avec des extraits de pièces en Allemagne, en Italie, en Algérie... Comme très souvent, l'accent est mis sur l'universalité de l'auteur.
Daniel Sorano dans l'émission L'Actualité télévisée, 1964 (INA)
6 Jusqu'en 1963, les pièces adaptées étaient essentiellement des drames : La Nuit des rois (réal. Claude Loursais) en 1957 et 1962, Macbeth (réal. Claude Barma) en 1959, Hamlet (réal. Franz Peter Wirth, Allemagne) en 1960, Othello (réal. Claude Barma) en 1962, Arden de Faversham (réal. Marcel Bluwal) en 1960. En 1964, se glissent deux comédies : Les Joyeuses commères de Windsor (réal. Roger Iglesis) et La Mégère apprivoisée (réal. Pierre Badel) (aux côtés de Beaucoup de bruit pour rien (réal. Pierre Badel) et du Othello de Verdi (réal. Henri Spade pour l'ORTF)). Comme s'il fallait qu'elles fassent partie d'un éventail, d'un « paquet », mais qu'elles aient eu beaucoup plus de difficultés à représenter le fameux « universalisme » de Shakespeare comme œuvres de prestige.
Les Joyeuses commères de Windsor, réal. Roger Iglesis, 1964 (INA)
Les Joyeuses commères de Windsor, réal. Roger Iglesis, 1964 (INA)
7 Comment sont traitées ces pièces ? C'est-à-dire comment sont-elles mises en scène, ou plutôt, parce que ce n'est pas si simple, comment sont-elles « mises en tube », diffusées, transposées, puisqu'il s'agit davantage d'un changement de média que d'une mise en scène au sens strict ? Le terme de transposition est important dans les discours esthétiques de l'époque, parce que c'est autour de lui que se discute la valeur artistique (putative) de la télévision. La plupart des hommes de télévision eux-mêmes arguant jusqu'aux années 60 que le média se contentant de diffuser, sans transposer (ce qui est le cas d'une captation), il ne peut prétendre à une dimension artistique. Aujourd'hui, il est admis qu'il y a transposition dans tous les cas. Or précisément, on retrouve à propos de Shakespeare les trois approches formelles qui caractérisent ces débuts encore hésitants de la télévision, qui, pourrait-on dire, s'appuie sur le théâtre pour ne pas faire du cinéma.
8 La première approche, c'est le Hamlet de 1960 à Carcassonne : du direct, une scène avec un public, une captation. L'événement, comme nous l'avons dit, est souligné par une présentation, comme on en fait souvent à l'époque, face caméra, plan buste, où le directeur du festival parle « d'exploit technique » et d'une « porte ouverte à la collaboration du théâtre et de la télévision ». Il y a huit caméras, ce qui est beaucoup pour l'époque, une sur les remparts, six fixes autour de la scène, et une mobile, originalité du découpage, qui permet de suivre les mouvements de Hamlet et ses déplacements sur scène (celle-ci est très grande, on est en plein air, dans un espace immense, les déplacements sont donc en effet importants). Le découpage est un élément essentiel, pour cette télévision naissante, et pour les rapports cinéma/théâtre. C'est lui, en effet, qui distingue l'espace filmique, qui est composé de nombreux plans (un plan d'ensemble, un sur le visage de la femme, un sur celui de son interlocuteur, etc.), et l'espace théâtral, unique et global. Mais c'est aussi la principale difficulté du direct : comment découper, c'est-à-dire changer la caméra de place, donc placer plusieurs caméras au cours d'une même scène, jouée en continu, puisque diffusée simultanément, et en continu bien entendu ? Comment faire en sorte, pour le dire autrement, que l'on ne voie pas la caméra opposée au cours du champ-contrechamp ? Sur la scène de Carcassonne, c'est évidemment encore plus contraignant qu'en studio, mais le résultat est une mise en valeur du dispositif théâtral, à une époque où le cinéma, lui, s'efforce de le lisser, de le gommer. (D'où la surprise provoquée quelques années plus tôt par le Jules César de Mankiewicz (1953), qui, au cinéma, reproduisait les effets théâtraux de décors, de costumes, d'espace, quand la production hollywoodienne était à cent lieues d'une telle esthétique). Découper, tout en conservant la rampe, est une des vertus de ce Hamlet, qui au-delà de « l'exploit technique », affirme une conception de la télévision qui la démarque de toute forme de représentation existante.
9 Deuxième approche, la transposition respectueuse du théâtre : une véritable adaptation. C'est-à-dire un enregistrement en studio, un texte raccourci, réécrit, allégé, mais un dispositif général qui, si on peut le dire ainsi, laisse le spectateur à sa place. C'est l'exemple des Joyeuses Commères en 1964 (réal. Roger Iglesis). Avec une caractéristique essentielle, qui est du pain béni pour la télévision, et qui oblige à se demander pourquoi Shakespeare n'a pas été plus utilisé par celle-ci, qui est l'adresse au spectateur. C'est l'une des caractéristiques les plus représentatives des premières dramatiques à la télévision : comme le principe de cette dernière est celui d'une conversation, d'un échange individuel, souligné comme tel par tous les protagonistes de l'époque (ce qui est bien le dispositif de la speakerine, s'adressant à chacun depuis son fauteuil quasiment domestique), les personnages des dramatiques s'adressent eux aussi aux spectateurs. « Le spectateur participe au spectacle comme dans la commedia dell'arte » déclare Etienne Lalou, homme de télévision en 1959 (émission Pleins feux, d’Ange Costa). Il participe tellement qu'il est appelé à donner son opinion, à juger (des Cinq dernières minutes à la Star Ac'). La télévision est, à l'instar du théâtre, et à l'opposé du cinéma, un lieu où l'adresse au spectateur, et l'implication de celui-ci, se fait sans transgression. Nombre de dramatiques originales, aussi bien que d'adaptations, usent de ce procédé qui consiste à prendre le spectateur à parti. Or Shakespeare fournit, évidemment, un matériau qui correspond impeccablement à une telle ouverture de la rampe, et permet à la télévision, tout en restant fidèle à l'esprit, sinon la lettre de l'auteur prestigieux (puisque c'est toujours cela qui est en jeu), d'affirmer son identité par rapport au cinéma. Shakespeare représente ainsi, pour la télévision, une double chance : parce qu'il s'agit de théâtre, il permet de contourner, ou d'éviter le modèle cinématographique, parce qu'il s'agit de Shakespeare (et pas de Racine, par exemple), il permet de retravailler la rampe classique pour faire ce qui est considéré à l'époque comme le plus spécifiquement télévisuel.
10 Or, très vite, c'est une troisième approche qui prévaut : celle d'une reconstitution pseudo-théâtrale avec découpage cinématographique classique. On en trouve un exemple dès 1957 avec La Nuit des rois de Claude Loursais, dans laquelle, précisément, le découpage cinématographique permet à Annie Girardot d'interpréter dans les mêmes scènes Viola et son jumeau Sébastien, grâce au montage des scènes enregistrées. On n'est donc déjà plus dans le direct, mais l'enregistrement, et non plus dans la forme théâtrale mais dans la forme cinématographique (malgré des décors et des jeux de scène qui laissent penser le contraire). En effet, pour les acteurs, rien de l'immédiateté et de la réactivité des partenaires dans ce type de dispositif, et pour les spectateurs, rien de la simultanéité de la représentation avec sa réception. C'est ce modèle (qui est celui de la télévision d'aujourd'hui, bien sûr) que l'on retrouve par exemple dans La Mégère apprivoisée de Pierre Badel en 1964. Le film est tourné en grande partie en extérieurs, avec une action largement transposée pour l'écran, mais les scènes intérieures elles-mêmes n'ont plus grand chose à voir avec un dispositif théâtral. Elles sont en effet découpées comme au cinéma, avec des champs-contrechamps, lesquels réclament d'enregistrer la scène en plusieurs fois, avec des mouvements de caméra en profondeur, qui éliminent la possibilité d'un public dans la salle, et une scénographie qui se contente d'imiter une disposition théâtrale. On peut dire que le rêve d'une télévision aux moyens spécifiques, à l'écriture nouvelle, qui était en grande partie liée au direct ― mais pas seulement ― s'évanouit avec ce genre d'adaptations qui va s'imposant, et que l'intention d'attacher au nom de Shakespeare le principe d'une esthétique théâtrale s'en trouve pour le moins brouillée.
11 Reste que, dans ces années de flottement où la télévision française n'est plus expérimentale, et pas encore totalement standardisée, les adaptations de Shakespeare auront constitué (à côté de certaines autres, comme Cyrano de Bergerac ou Bartleby) un matériau idéal pour cette représentation filmique nouvelle, fournissant à la fois le modèle de la Scène, et la liberté de son dépassement.
Notes
1. Institut National de l’Audiovisuel <http://www.ina.fr/>.
Référencement
AMIEL, Vincent, « Shakespeare et le début de la télévision française », in Patricia Dorval & Nathalie Vienne-Guerrin (éd.), Shakespeare on Screen in Francophonia : The Shakscreen Collection 2, Montpellier (France), IRCL, Université Paul-Valéry/Montpellier 3, 2013 (http://shakscreen.org/amiel_2013/) (dernière modification 02 avril 2013).
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